Au Cameroun, la vérité est un métier à risque

Enquête · Il ne fait pas bon être journaliste ou lanceur d’alerte au pays de Paul Biya. Tous ceux qui enquêtent sur la corruption des élites sont menacés, violentés, torturés et parfois tués, dans un silence assourdissant de la communauté internationale.

Devant un kiosque de Douala, en avril 2020.
© The Taxi Photographer / Shutterstock

Ekukanju (prénom d’emprunt), 10 ans, et ses six frères et sœurs plus jeunes que lui ne sont plus scolarisés depuis dix mois. Leur père, un journaliste, a été contraint de se cacher après avoir réalisé des enquêtes dénonçant la corruption. Il ne peut plus travailler pour payer leur scolarité et leurs soins. « Nous sommes hébergés par notre mère et notre oncle ici à Douala, explique tristement Ekukanju. Mais il a lui-même une grande famille, il lui est difficile de nourrir tous ces enfants. Si je suis mince comme ça, c’est à cause de la sous-alimentation. » Les membres de la communauté qui ont commencé à aider la famille ne blâment cependant pas le père d’Ekukanju. Ils savent qu’il avait de bonnes raisons d’entrer dans la clandestinité.

Dire la vérité sur le régime de Paul Biya est une activité très dangereuse au Cameroun. Le 9 mars 2022, deux mois seulement avant cette conversation avec Ekukanju, Paul Chouta, journaliste connu pour dénoncer la corruption, a été enlevé dans un bar de Yaoundé où il regardait un match de football. Il a été brutalement agressé et laissé pour mort. « Je suis sorti à la mi-temps lorsque trois hommes non identifiés, en civil, à bord d’un pick-up vert, m’ont accosté et jeté dans leur véhicule, raconte-t-il. J’ai crié à l’aide, mais les agresseurs ont réussi à me pousser à l’intérieur et ont utilisé ma chemise pour me bander les yeux. »

Chouta a été conduit dans ce qu’il reconnaîtra plus tard comme une zone située à la périphérie de la ville, près de l’aéroport. Là, on l’a fait sortir du camion et on lui a demandé de s’agenouiller. Il se souvient avoir été battu avec des pierres, des briques, une matraque et un fouet avant de perdre connaissance. « Ils m’ont dit que j’étais têtu et que je ne retenais jamais les leçons », rapporte Chouta. Ce n’était pas la première fois qu’il était enlevé : il a déjà été arrêté par le passé et agressé par des individus non identifiés, et il a reçu plusieurs avertissements lui demandant d’« arrêter d’écrire des bêtises ». « Ils m’ont dit que cette fois, ils allaient me tuer, car je voulais montrer que j’étais un héros. » Après s’être réveillé blessé, nu et seul, Chouta a marché difficilement sur environ trois kilomètres, avant d’être trouvé et aidé par des inconnus.

« Ils ont dit qu’ils reviendraient m’achever »

Quelques mois plus tard, Jean François Channon, éditeur du Messager, le principal quotidien privé francophone du Cameroun, s’est retrouvé sous le feu des balles alors qu’il rentrait chez lui en voiture. Son chauffeur a réussi à « manœuvrer habilement » et à échapper à deux individus qui ont tiré sur la voiture dans laquelle ils se trouvaient. Jean-François Channon pense que cette attaque est liée à la couverture par son journal d’une affaire de détournement de fonds impliquant l’ancien maire d’un quartier de Yaoundé et une société forestière.

Un autre journaliste, qui a demandé à rester anonyme, raconte qu’il a failli perdre un œil en novembre 2021 alors qu’il travaillait sur une enquête impliquant une personnalité puissante. « Des hommes sont venus chez moi, sont entrés par effraction et m’ont agressé. Je savais qui ils étaient mais ils ont dit qu’ils reviendraient m’achever si j’osais mentionner leurs noms. Après cela, j’ai dû faire traverser la frontière à mes enfants pour les emmener dans un pays voisin », explique-t-il.

Le journaliste Samuel Wazizi a été battu à mort pendant sa détention. Jusqu’à présent, sa dépouille n’a pas été rendue à sa famille.
Facebook

Ces journalistes ont tous survécu, mais certains n’ont pas eu cette chance. Le journaliste de Chillen Music Television, Samuel Ajiekah Abuwe, surnommé « Wazizi », parlait régulièrement de la corruption de l’État et des violations des droits de l’homme. Il est mort le 17 août 2019 dans un hôpital militaire de Yaoundé après avoir été porté disparu dix mois auparavant. Selon son avocat, Christopher Ndong, le corps de « Wazizi » portait des traces de torture. Il s’était vu refuser une libération sous caution en vertu de la loi antiterroriste de 2014, qui autorise la détention indéfinie sans inculpation pour des infractions telles que « l’apologie des actes de terrorisme » dans les médias.

Le terrorisme est défini par la loi comme tout ce qui « crée une situation de crise » ou une « insurrection », et a été largement utilisé par les forces de sécurité comme une excuse pour détenir des manifestants et des militants pacifiques. Les données recueillies durant cette enquête montrent une augmentation constante des violations des droits de l’homme commises par l’État à l’encontre des citoyens ces dernières années - la plupart du temps dans le cadre de cette loi. Ces données peuvent être consultées ici.

Une marge de manœuvre de plus en plus réduite

Parmi les centaines de cas documentés, au moins dix-huit journalistes ont été détenus ou contraints à l’exil après l’adoption de la loi en 2014. Parmi eux, Ahmed Abba, de Radio France Internationale (RFI), qui a réalisé des reportages sur les réfugiés et les zones de conflit dans le pays et a été arrêté en 2015 ; ou encore le producteur de documentaires Achomba Hans Achomba, dont le tour est venu en 2017 lorsqu’il a été ciblé pour avoir filmé des manifestations antigouvernementales dans le sud-ouest du Cameroun. Les charges retenues contre eux comprenaient la « complicité d’hostilité contre la patrie », la « sécession », la « propagation de fausses nouvelles », l’« insurrection », l’« incitation à la guerre civile » et la « complicité d’actes de terrorisme ». Tous deux ont été torturés. Achomba a finalement été libéré après des mois de pression internationale, tandis qu’Abba a passé deux années en détention. Tous deux vivent désormais en exil au Nigeria.

Paradoxalement, c’est cette répression ancienne de toutes les manifestations pacifiques, ainsi que de leur couverture dans les médias, qui a conduit à la situation insurrectionnelle dans les régions du Sud-Ouest et du Nord-Ouest. En 2016, cette région largement anglophone a été le théâtre de manifestations populaires dénonçant la discrimination à l’encontre des populations anglophones. Mais c’est la réponse militaire sévère du régime qui a provoqué la transformation de ces manifestations en une véritable lutte armée un an plus tard.

Dans ce contexte de plus en plus répressif, les médias camerounais ont de moins en moins de marges de manœuvre pour couvrir les violations des droits humains commises par les forces de sécurité. La crainte est particulièrement tangible dans les zones anglophones, où les agents de l’État peuvent ordonner à toute personne de leur remettre son téléphone portable et exploiter tout ce qu’ils y trouvent pour « étayer » une accusation de terrorisme. Cette pratique gagne également du terrain dans les zones francophones, où des reporters sont arrêtés dans le cadre de manifestations antigouvernementales.

Une presse aux ordres

La principale victime de cette répression est la vérité. Alors que les enquêtes factuelles sont pratiquement impossibles, de nombreux membres de l’élite au pouvoir ont saisi l’occasion pour lancer des publications qui diffusent de fausses nouvelles visant à glorifier leurs propriétaires et à dénigrer leurs opposants. Malgré le recul de la liberté de la presse, le nombre de diffuseurs et d’éditeurs enregistrés a doublé au cours des trois dernières années, passant de 300 à 600. L’Anecdote et Vision4 TV appartiennent tous deux à Amougou Belinga, un magnat dont la proximité avec le pouvoir peut expliquer les décisions de l’État de lui accorder des faveurs, notamment un important prêt bancaire sans garantie et une subvention du Trésor public de 4 millions de dollars.

D’autres publications proches du régime, notamment Réalités Plus, Essingan, Le Quotidien et La Grande Tribune, partagent l’habitude de L’Anecdote de rester en sommeil jusqu’à ce qu’un de leurs bailleurs soit accusé de vol ou de corruption, puis de revenir brusquement dans les kiosques pour salir les accusateurs.

Nsom Kini, chef du bureau de Yaoundé du Guardian Post, note que « ces journaux sortent en meute pour attaquer les adversaires de leurs maîtres, surtout pendant les élections ». Denis Nkwebo, président du Syndicat national des journalistes camerounais, se dit « dégoûté et découragé » de voir « des organes de presse et des journaux se battre entre eux pour des articles concernant des “détourneurs” de fonds et des voleurs ». Il ajoute qu’« au lieu de s’attaquer aux voleurs, les organes de presse appartenant aux voleurs luttent vigoureusement contre tout organe de presse ou journal exposant leurs commanditaires ». Pour lui, cela contribue au climat général de peur : « Même ceux qui, par le passé, ne mâchaient pas leurs mots à propos des vols commis dans les institutions publiques sont aujourd’hui silencieux. Certains, qui avaient commencé d’excellentes enquêtes, les ont arrêtées à mi-chemin et n’ont jamais pris le soin d’en expliquer les raisons à leurs lecteurs. »

Des cas emblématiques

Ceux qui essaient encore de tenir le public camerounais informé de la mauvaise gestion de l’État et des scandales de corruption voient la machine du pouvoir les broyer, même s’ils sont fonctionnaires. Amadou Vamoulké (72 ans), directeur général de la Cameroon Radio Television (CRTV), a été condamné à douze ans de prison pour détournement de fonds le 20 décembre 2022, après que les preuves contre lui ont été fabriquées1.

Dessin d’Amadou Vamoulké réalisé par le caricaturiste équatorien Bonil lors d’une campagne initiée par Reporters sans frontières et Cartooning for Peace en 2020.
© Bonil / RSF / Cartooning for Peace

Avant son arrestation en juillet 2016, Vamoulké avait lui-même dénoncé le détournement de fonds publics au sein de la société. Il avait également tenté de réformer et de professionnaliser les politiques d’embauche. À l’heure actuelle, 80 % des postes de direction de la chaîne seraient occupés par des membres du clan du président Paul Biya. Cependant, même dans l’environnement médiatique surchargé du Cameroun, peu de journaux sont libres de poser de telles questions.

Le silence entoure également le cas du Dr Albert Ze, fonctionnaire du ministère de la Santé qui a été transféré à Bamenda, dans l’ouest du Cameroun, après avoir travaillé sur plusieurs audits qui ont révélé le vol des budgets de projets de santé par des hauts dignitaires. Albert Ze, qui s’exprime rarement dans les médias, affirme que son récent transfert faisait suite à des années de harcèlement, y compris des menaces de mort ainsi que des offres de pots-de-vin. « Quand j’ai refusé d’accepter de l’argent, j’ai été agressé physiquement, affirme-t-il. Ma maison a été cambriolée deux fois, et des ordinateurs portables, des disques durs et des tablettes ont été volés. Plusieurs matraques ont également été laissées chez moi, pour indiquer qu’elles pouvaient être utilisées contre moi. »

Quand Albert Ze a commencé à s’intéresser aux irrégularités autour du fonds de solidarité pour le Covid-19, qui avait amassé des dons de personnes morales et physiques au Cameroun entre 2020 et 2021, les choses ont pris une autre tournure. Après avoir appris qu’il « mettait son nez dans des affaires qui ne le concernent pas », selon les sources de ZAM Magazine, il a été informé qu’il allait être muté à la délégation régionale de la santé publique à Bamenda.

Albert Ze est francophone et membre du clan beti, du président Biya : cette affectation au cœur d’une région anglophone anti-Biya, où les rebelles sont connus pour s’attaquer à ceux qui sont perçus comme ayant des liens avec l’élite dirigeante, représente un risque considérable pour sa sécurité physique. Bien que réticent à faire des commentaires publics, il estime que « cette situation a entraîné une régression de [ses] activités », ajoutant qu’il a dû « se séparer de [sa] famille ».

La loi du silence

La collègue d’Albert Ze, le Dr Nancy Saiboh, qui devait participer au même audit, a également reçu un avis de mutation tout aussi abrupt l’envoyant dans une zone rurale. Le Dr Saiboh a déclaré à ZAM Magazine qu’elle avait depuis reçu des menaces de la part d’inconnus sur Facebook et qu’elle « regarde toujours par-dessus son épaule » où qu’elle aille. Les investigations de ZAM laissent penser que huit autres dénonciateurs de la mauvaise gestion et de la corruption de l’État ont également été ciblés : ils ont été harcelés, menacés, arrêtés et parfois torturés. Cependant, lorsque l’équipe d’enquête s’est efforcée d’interroger ces huit personnes, aucune n’a accepté de parler. Au contraire, certaines ont exprimé leur colère d’être identifiées.

Même les responsables de la Commission nationale anti-corruption du Cameroun (Conac) ne souhaitent pas s’exprimer publiquement. Comme leurs collègues de l’Agence nationale d’investigation financière (Anif), ils reconnaissent que le bureau existe principalement grâce à la pression des donateurs plutôt qu’à une quelconque volonté politique. « Ces "tigres" [NDLR : un surnom courant au Cameroun donné aux politiciens corrompus] ripostent férocement contre nous et tous ceux qui les dénoncent », explique un responsable de la Conac sous couvert d’anonymat.

Le rapport le plus récent de la Conac, qui couvre 2020, estime qu’au cours de cette seule année les « tigres », parmi lesquels figurent des ministres, des directeurs de sociétés d’État et de filiales gouvernementales, des hauts fonctionnaires et des hauts responsables de l’armée et de la police, ont détourné environ 2 milliards de dollars de fonds publics, soit l’équivalent de 20 % du budget de l’État en 2022. Mais ce genre de rapport tombe dans l’oreille d’un sourd : rien qu’en 2018, la Conac a transféré 94 dossiers de détournement de fonds à divers tribunaux du pays à des fins de poursuites, mais à ce jour aucun n’a été jugé.

« Le FMI est complice »

Outre les journalistes et les lanceurs d’alerte, des centaines de citoyens ordinaires ont également été arrêtés, détenus, torturés et emprisonnés en vertu des lois antiterroristes. Parmi eux, des membres de l’ONG anticorruption Stand Up for Cameroon, dont la présidente, Kah Walla, est également présidente du parti d’opposition Cameroon People’s Party (CPP). Cette dernière ne mâche pas ses mots quand elle parle des dirigeants : « Ils ont l’impression que nous essayons de retirer le gombo [ragoût de gombo] de leur bouche », dit-elle.

Walla, qui a elle-même été emprisonnée, se dit déçue du manque de soutien de la communauté internationale. « Chez Stand Up for Cameroun, nous avons appelé le Fonds monétaire international à exiger des comptes pour un prêt de 335 millions de dollars accordé au Cameroun pour la lutte contre le Covid-19. Le FMI ne l’a pas fait. Au lieu de cela, ils ont donné plus d’argent au gouvernement camerounais. C’est de la complicité. »

Les 335 millions de dollars du FMI ont fait l’objet d’une enquête de la Chambre des comptes de la Cour suprême du Cameroun, qui a indiqué avoir recommandé la poursuite de dix personnes pour détournement de fonds. Cependant, les noms des dix suspects n’ont pas été rendus publics, et le rapport n’a pas été présenté au Parlement.

1Malgré les appels à la libération de Vamoulké lancés par plusieurs organisations internationales, dont Reporters sans frontières, le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire et le Fonds monétaire international (FMI), le Cameroun n’a pas répondu. Dans une déclaration après le verdict, Reporters sans frontières a dénoncé l’affaire comme un « montage hasardeux ».