Originaire de Mayo-Kebbi, Clément Abaïfouta passe son bac en 1984 à Bongor et s’inscrit en première année de lettres modernes, à l’université de N’Djamena à la rentrée suivante. Le 13 juillet 1985, deux hommes en civil viennent frapper de nuit à sa porte et l’emmènent pour lui poser « quelques questions ».
En réalité, ces hommes appartiennent à la DDS, la police politique du régime Habré. Conduit au siège de la DDS, une seule question lui est posée : pourquoi allait-il rejoindre la rébellion ? Le jeune étudiant dément. Il est jeté dans une cellule d’environ trois mètres sur deux, où sont déjà enfermés une dizaine de détenus.
Une longue nuit de quatre ans…
Le lendemain, il est tiré de sa geôle pour un nouvel interrogatoire qui durera entre trois et quatre heures. Avec toujours le même objectif : lui faire avouer son ralliement à la rébellion. Malgré les menaces verbales, il maintient sa version des faits. Ironie de l’histoire : c’est Clément Abaïfouta qui rédige son propre procès-verbal d’audition.
Deux jours plus tard, il subit un nouvel interrogatoire. Aux mêmes questions, il avance les mêmes réponses… et retourne à nouveau en cellule. Il restera prisonnier pendant quatre ans. Pourquoi la DDS s’acharne-t-elle sur Clément Abaïfouta ?
À N’Djamena, il est hébergé chez un membre de sa famille, le professeur Facho Balaam. Or celui-ci est le leader de l’Union nationale démocratique (UND), un groupe d’opposition au régime d’Habré. De sorte que lorsque le jeune Clément Abaïfouta obtient une bourse de l’UND pour aller étudier en Allemagne, la DDS le soupçonne de vouloir en réalité rejoindre la rébellion.
Une fiche DDS précise comme seul motif de l’arrestation : « Ayant bénéficié d’une bourse octroyée par l’UND ». De ce soupçon, la DDS fait une conviction et s’évertuera à lui faire avouer son ralliement à la rébellion de Facho Balaam.
Pour le régime Habré, les engagements individuels n’existent pas et ne peuvent être que des choix de groupe, créant ainsi la logique de ciblage ethnique, claniques ou familiaux pour définir les adversaires du régime. C’est le principe de « responsabilité collective », qui préside à la lutte contre « l’ennemi » du régime Habré.
Le prisonnier fossoyeur de la « plaine des morts »
Deux semaines après le dernier interrogatoire de Clément Abaïfouta, la petite cellule dans laquelle il est interné passe de quatre à cinq détenus à une dizaine – à la suite probablement d’une vague d’arrestations. Face à la saturation des cellules, il est envoyé à la prison dite des « locaux », la plus grande des prisons de la DDS.
C’est dans son nouveau centre de détention que ses geôliers l’affectent à plusieurs corvées : il est chargé de différentes tâches d’intendance (cuisine, blanchisserie, nettoyage de la cour, etc.), mais surtout, il est désigné pour être fossoyeur.
Avec quatre autres détenus fossoyeurs, il sera chargé d’enterrer quotidiennement les corps des victimes de la DDS, de jour ou à la nuit tombée, mais toujours à l’insu des regards. Un jour de 1986, il doit ainsi aller chercher trente-sept corps de prisonniers de guerre du Conseil démocratique révolutionnaire (CDR) décédés dans leur geôle, et les enterrer.
Désormais, il n’est plus seulement victime mais aussi témoin des crimes de la DDS. Les agents de la DDS pensent même, à l’issue de l’enterrement des trente-sept du CDR, éliminer les fossoyeurs… puis se ravisent. Tout au long de sa détention, Clément Abaïfouta a pu voir et souffrir la violence quotidienne des agents de la DDS, pour qui le passage à tabac, souvent gratuit, des prisonniers semble être devenu le « sport favori », selon les propos d’une victime.
Il a également vu de près, malgré lui, les manœuvres de la DDS : Abakar Torbo, contrôleur en chef des prisons, a cherché à le « débaucher » pour faire de lui sa taupe parmi les prisonniers – en vain. Mais surtout, en tant que fossoyeur, il participe à dresser le bilan morbide de la DDS : selon lui, la « plaine des morts » (la zone d’Hamral-Goz, au nord-ouest de N’Djamena) détient sans doute plusieurs milliers de corps de victimes.
Mais surtout, en tant que fossoyeur, il participe à dresser le bilan morbide de la DDS : selon lui, la « plaine des morts » détient sans doute plusieurs milliers de corps de victimes.
Seules quelques fosses ont été exhumées – tant d’autres restent inconnues. A ce sinistre calcul, il convient d’ajouter l’existence d’autres charniers à travers le territoire tchadien, tel qu’à Ambing. Le 7 mars 1989, Clément Abaïfouta est libéré.
Cet élargissement est la suite des accords de Bagdad, conclus le 19 novembre 1988 avec le Front patriotique tchadien (FPT) d’Acheikh Ibn Oumar et Facho Balaam. Comme pour son arrestation en juin 1985, la libération de Clément Abaïfouta ne concerne finalement pas ses actes ou agissements personnels : ils s’inscrivent dans une politique de « responsabilité collective », liée dans son cas au destin de Facho Balaam.
Le dernier geste avant de quitter les locaux de la DDS est lourd de sens. Les prisonniers élargis sont réunis dans une pièce : l’image des célèbres trois singes de la fable, qui ne voient pas, n’entendent pas et ne parlent pas, leur est présentée.
Chaque détenu est sommé de jurer sur le livre sacré (la bible s’il est chrétien, le coran s’il est musulman) de garder le silence sur ce qu’il a vu à la DDS – sous peine d’être à nouveau arrêté pour être réduit au silence – et signe un engagement sous serment.
Ultime manœuvre de la DDS : Abakar Torbo, le chef geôlier, essaye de recruter au sein de la DDS Clément Abaïfouta – qui refuse net. Immédiatement après sa libération, l’ancien étudiant retourne au village, à Kolobo, et deviendra enseignant au collège évangéliste de Koyou, avant de regagner N’Djamena pour reprendre des études, abandonnées malgré lui en 1984.
La lutte du président de l’Association des victimes des crimes du régime d’Hissène Habré (AVCRHH)
Pourtant, sa vie reste profondément déterminée par sa détention : quoique libéré en 1989, il ignore toujours pourquoi il a été arrêté. Il est sollicité en 1991 par la commission d’enquête nationale sur les crimes d’Hissène Habré, promue par le nouveau régime. Les indications qu’il donne permettent d’identifier les charniers dans la « plaine des morts ».
À l’invitation de Souleymane Guengueng, première victime de la DDS enregistrée par la commission d’enquête, il rejoint l’Association des victimes des crimes et des répressions politiques (AVCRP) dont il devient un pilier essentiel dans les années 2000.
À la suite d’une crise interne au sein de l’AVCRP, il fonde en 2008 l’Association des victimes des crimes du régime d’Hissène Habré (AVCRHH) pour poursuivre son combat. Il est accompagné tout au long dans les années 2000 de maître Jacqueline Moudeïna, avocate des victimes en relation avec Reed Brody de Human Rights Watch (HRW).
Si le procès Habré constitue le but ultime du combat des victimes, Clément Abaïfouta n’oublie pas les recommandations de la conférence nationale souveraine de 1994 qui préconisent une politique mémorielle : édifier un monument à la mémoire des victimes et transformer en mémorial de l’ancien QG de la DDS avec la « piscine », l’une de ses plus sinistres prisons.
A la veille de l’ouverture du procès de Dakar, il poursuit sa campagne de sensibilisation à travers tout le Tchad : jusqu’à aujourd’hui, l’AVCRHH affirme continuer à découvrir encore des victimes du régime d’Hissène Habré.
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