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Rwanda : « On marche sur des œufs » ou l’exercice d’équilibriste des journalistes youtubeurs

Une poignée de détenteurs de la carte de presse se sont tournés vers YouTube, non sans risque. Les autorités n’hésitent pas à condamner toute prise de parole contrevenant à la ligne officielle.

Par  (Kigali, correspondance)

Publié le 15 février 2021 à 19h00

Temps de Lecture 5 min.

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« Bonjour chers abonnés de la chaîne Real Talk. Aujourd’hui, on va se poser des questions au sujet des droits de l’homme », lance Etienne Gatanazi, journaliste et youtubeur rwandais. Assise à côté de lui dans cette vidéo postée sur YouTube début février, une invitée célèbre au Rwanda et pourtant jamais vue ou entendue dans les médias locaux : Victoire Ingabire.

Présidente d’un parti d’opposition non reconnu par les autorités, elle a passé huit ans en prison pour « minimisation du génocide et conspiration contre le gouvernement », avant d’être libérée en 2018 à la faveur d’une grâce présidentielle. A l’étranger, beaucoup la considèrent comme une militante politique, tandis qu’au Rwanda elle est, pour les autorités comme pour les médias pro-gouvernementaux, une criminelle régulièrement soupçonnée d’avoir des liens avec des groupes perçus comme terroristes par Kigali.

Mais pour sa chaîne Real Talk, qu’il a lancée il y a moins d’un an, Etienne Gatanazi a fait le pari de donner la parole à tout le spectre politique rwandais. « La plupart des blogs et des chaînes YouTube rwandaises sont dédiés au divertissement et à des sujets de société. Je me suis dit que ce qu’il manquait, c’était une émission sur la vie politique de notre pays. Ici, rares sont ceux qui osent ce genre de sujets. On marche sur des œufs, mais le paysage des chaînes YouTube s’ouvre timidement », précise-t-il.

Comme Etienne, ils sont aujourd’hui une poignée de journalistes rwandais détenteurs de la carte de presse à s’être tournés vers YouTube. « Nous abordons des sujets qui sont difficilement abordables dans les médias d’Etat ou pro-Etat. Nous aidons à dire ce que les autres médias ne disent pas », assure Joseph Hakuzwumuremyi, de la chaîne Umuryango TV.

Mise en garde gouvernementale

Il a lancé il y a environ un an, avec quatre journalistes, une émission de commentaires de l’actualité avec pour mission « d’analyser et de faire mieux comprendre les politiques gouvernementales et leur application ». Au menu ces derniers mois, les mesures de lutte contre le Covid-19 ou encore l’éducation. Selon son fondateur, la chaîne compte aujourd’hui 13 000 abonnés et gagne 2 000 abonnés de plus en moyenne chaque mois.

« Notre ton est libre ! Mais on doit bien faire attention à ne pas tomber dans l’erreur pour ne pas avoir des problèmes avec la loi. Ici, au Rwanda, la culture nous dit que tout ne se dit pas. Et puis il y a notre passé : tout ce que tu dis peut être repris dans un autre contexte ou bien blesser quelqu’un », explique-t-il, faisant allusion au génocide contre les Tusi de 1994.

Alors que les vingt-septièmes commémorations approchent, la Commission nationale de lutte contre le génocide a publié début février un communiqué mettant en garde contre les publications sur les réseaux sociaux qui « nient ou banalisent le génocide, qui incitent à la haine entre les Rwandais, à la rébellion à l’encontre du gouvernement et à l’insurrection, ce qui est contraire à la loi rwandaise ». Le secrétaire exécutif de la Commission, Jean-Damascène Bizimana, invité à la radio nationale, a ensuite pointé du doigt plusieurs chaînes YouTube, dont Real Talk d’Etienne Gatanazi et Umuryango TV de Joseph Hakuzwumuremyi.

« Le nombre croissant de blogueurs et de youtubeurs est un véritable défi, car il y a un manque de compréhension et un vide juridique autour de leur travail ce qui les rend vulnérables », explique John Mudakikwa, directeur exécutif de l’ONG Centre rwandais pour l’Etat de droit (Cerular). « Certains, qui se sont montrés critiques, ont été accusés de propager l’idéologie génocidaire et il y a eu des appels à leur arrestation. Il faut regarder au cas par cas au regard de la loi, sans généraliser », poursuit-il.

La précarité du statut des blogueurs

La crise sanitaire et les mesures qu’elle a engendrées semblent en tout cas avoir mis un peu plus en lumière la précarité du statut des blogueurs. Au moins quatre youtubeurs ont été arrêtés puis brièvement détenus en plein confinement au printemps 2020. Chaque fois, les autorités ont assuré que ce n’était pas en lien avec leurs activités journalistiques.

Théoneste Nsengimana, directeur de la chaîne Umubavu TV, a été accusé de fraude pour avoir promis de l’argent à des Rwandais afin qu’ils disent face caméra qu’ils recevaient des aides de l’étranger, tandis que Dieudonné Niyonsenga, alias Cyuma Hassan, a été arrêté pour non-respect des mesures de lutte contre le Covid-19. Avant son arrestation, il avait travaillé sur des allégations de viols qui auraient été commis par des soldats chargés de faire respecter le couvre-feu.

La Commission rwandaise des médias, qui fait office d’organe de régulation, a donc récemment invité les chaînes YouTube à se faire enregistrer de la même manière que les médias traditionnels, assurant avoir reçu des plaintes de la population au sujet de youtubeurs se faisant passer pour des journalistes.

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Mais la mesure a été rapidement abandonnée face à la levée de boucliers qu’elle a suscitée sur les réseaux. « Nous avons été mal compris, assure pourtant Emmanuel Mugisha, secrétaire exécutif de la Commission. C’est un processus normal qui oblige les médias à rendre des comptes s’ils ne respectent pas l’éthique journalistique, mais qui nous permet aussi d’aider et de protéger les journalistes s’ils ont des problèmes. »

« Il n’y a pas de liberté d’expression »

Outre le droit encadrant la liberté d’expression, c’est pour l’instant la loi sur les technologies de l’information de 2016 qui régit les activités sur le Net. Un texte qui, selon les organisations de défense des droits humains, est incompatible avec les standards internationaux. « Il n’y a, par exemple, pas de possibilité de recours judiciaire lorsque des sites Internet sont bloqués par les autorités et c’est le principal défi pour les blogueurs », poursuit John Mudakikwa, du Cerular, qui donne pour exemple l’impossibilité d’accès depuis le Rwanda à plusieurs sites d’informations ougandais ou de l’opposition en exil ainsi que le blocage de blogs rwandais.

« Il n’y a pas de liberté d’expression au Rwanda », renchérit le chercheur Timothy Longman. « L’approche rwandaise consiste à faire peur pour pousser le plus possible à l’autocensure. En harcelant le petit nombre de journalistes qui se montrent critiques, les autorités encouragent les autres au silence », dit-il, évoquant également des campagnes de dénigrement et des attaques sur les réseaux sociaux. Le Rwanda figure à la 155place sur 180 pays dans le classement Reporters sans frontières de la liberté de la presse.

Malgré tout, « YouTube a donné un espace de parole à ceux qui auparavant n’avaient pas de voix, pas de place », lâche Joseph. « Si les journalistes respectent les règles et le gouvernement la liberté d’expression, le secteur pourra être florissant », conclut-il.

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