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Ghana / Gambie

Massacre des migrants: l'affaire qui poursuit Yahya Jammeh

En juillet 2005, plus de cinquante migrants ouest-africains - nigérians, sénégalais, ivoiriens et environ 44 ghanéens -, en route vers l’Europe, sont assassinés en Gambie dans des circonstances troubles. L’information fait alors grand bruit au Ghana, mais le chef d’Etat gambien, Yahya Jammeh parvient à étouffer l’affaire. Treize ans plus tard, un collectif d’organisations ghanéennes de défense des droits humains et les familles de victimes appellent le gouvernement ghanéen à ouvrir une enquête sur la base de nouveaux éléments de preuve. Il demande le lancement de poursuites contre l’ancien chef d’Etat gambien - aujourd’hui en exil en Guinée équatoriale - pour son implication dans ces disparitions forcées. Retour sur ce massacre d’innocents, ordonné par l’ancien président Yahya Jammeh. Massacre qui en dit long sur ses 22 années de régime.

Yahya Jammeh (image d'illustration). Selon des ONG, les migrants ont bien été massacrés par les «junglers», la milice qui recevait ses ordres directement de l'ancien président gambien.
Yahya Jammeh (image d'illustration). Selon des ONG, les migrants ont bien été massacrés par les «junglers», la milice qui recevait ses ordres directement de l'ancien président gambien. REUTERS/Carlos Garcia Rawlins/Files
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Millicent Kunadu n'a rien oublié. Ni le sourire de son frère ni sa prévenance. Et encore moins leurs longues conversations. Mais les mots peinent à sortir tant la douleur est vive. « Richmond est parti en 2004. Il m'avait dit qu’il allait au Sénégal avec ses amis. Quand il y était, il appelait souvent. Puis plus rien, pendant deux semaines ». Millicent s'interrompt. Elle a les larmes aux yeux. Ses mains tremblantes peinent à tenir le seul souvenir qu’il lui reste : une photo noir et blanc passée, dans un cadré élimé. « Un jour à la radio de Kumasi, ils ont parlé de Ghanéens qui étaient morts en Gambie. Ils ont cité le nom de mon frère alors je suis allée à la radio. C’était dur à croire, mais je ne l’ai jamais revu ».

Martin Kyere était derrière le micro ce jour d’août 2005. Unique rescapé d’un voyage tragique, il avait alors révélé l’identité des disparus à l’antenne et localisé progressivement les familles de victimes. Le regard souvent ailleurs, le jeune homme de 38 ans « pense tous les jours à ce qui s’est passé ». Avec à chaque fois, la même incompréhension. Son récit est une succession d’humiliation et d’actes de violence.

Flashback. Dans la nuit du 21 au 22 juillet 2005, cinquante-six migrants clandestins embarquent depuis la station balnéaire sénégalaise de Saly-Mbour. « On devait rejoindre une pirogue en haute mer pour aller aux îles Canaries », raconte Martin. Mais l’océan est agité. Les communications ne passent pas. L’embarcation fait alors machine arrière. « Ils nous ont déposés au milieu de la nuit sur la plage de Barra », à l’embouchure du fleuve Gambie.

Au petit matin, le 22 juillet, les migrants ouest-africains sont dénoncés et appréhendés par la police gambienne qui les transfère aussitôt au quartier général de la Marine. Le lendemain, huit corps sont retrouvés sur la plage de « Ghana Town » à Brufut où vit une communauté de pêcheurs ghanéens. Martin, lui, passe une semaine dans une cellule du commissariat de Bundung, au sud de Banjul. Un soir, des soldats viennent le réveiller et l’attachent « avec quatre autres de ses amis, par un long câble" qui entrave leurs mains et leurs cous ». Ils sont embarqués dans un pick-up qui se dirige hors de Banjul.

Après plus d’une heure de trajet, par une nuit sans lune, le véhicule quitte la route goudronnée et s’enfonce dans les sous-bois, sur une piste cahoteuse. « A un moment, j’ai découvert que ma corde était lâche. Le pick-up s’apprêtait à s’arrêter. Et j’ai sauté vers la forêt ». Il mime le bond. Puis reprend. « Ils ont entendu le bruit " Qui c’est ? " Je n’ai pas regardé derrière. J’ai couru cinq à six mètres et je me suis accroupi ». Les soldats se mettent alors à tirer dans sa direction, sortent une torche, la braquent ici et là en rythme avec les décharges des fusils. Au milieu de ce brouhaha, des cris résonnent : « Oh, Dieu, sauve-nous, sauve-nous ». Nouvelles somations. Le pick-up fait demi-tour. Martin est en contrebas, jette un œil. Il découvre effondré que le véhicule est vide. Ses comparses tués.

Après deux jours passés à se cacher en forêt, il est escorté par des gendarmes sénégalais dans la localité de Bounkiling. De là, il contourne la Gambie et rejoint Dakar. Il passe cinq jours sous la protection de l'ambassade du Ghana qui craint que les autorités gambiennes ne soient à ses trousses puis il est renvoyé à Accra.Treize ans après les faits, Martin a encore la rage au ventre. « Comment peut-on donner un tel ordre, " tuez les ? " Des gens inoffensifs comme nous, y compris des femmes, vous les maintenez en détention et vous n’avez pas le pouvoir d’enquêter ? Rien. »

Un rapport jamais rendu public

Quand le massacre a lieu, les autorités ghanéennes essaient d'investiguer. Mais la réponse de Banjul est une fin de non-recevoir systématique. Après plusieurs tentatives, une mission conjointe de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest Cédéao/Nations unies, est dépêchée en Gambie le 14 août 2008. Le rapport n’est jamais rendu public. Selon un bulletin des Nations Unies, il concluait que le gouvernement gambien n’était « pas directement ni indirectement » impliqué dans ces assassinats. Mais qu’ils étaient plutôt le fait « d’éléments incontrôlés au sein des services de sécurité » gambiens, agissants « pour leur propre compte ».

En 2009, un protocole d’entente Gambie/Ghana tourne la page. Les autorités gambiennes ne reconnaissent que le meurtre de 8 migrants dont les corps ont été retrouvés sur une plage, mais elles consentent à des réparations à titre « humanitaire ». L’équivalent de 500 000 dollars est réparti entre 27 familles de victimes et 6 corps sont rapatriés à Accra, le 18 octobre 2009. Leur enterrement clôt alors le dossier.

Révélations

En 2011, l’affaire ressurgit dans la presse. Un ancien soldat de l’armée gambienne se risque à témoigner anonymement. Il affirme que ce ne sont pas huit, mais sont plus de quarante migrants qui ont été assassinés de sang-froid, leurs corps jetés dans des puits aux alentours de Kanilaï, le village natal de Yahya Jammeh.

Nouvelles révélations en avril 2014, dans le très populaire show radiophonique de Fatu Camara. La journaliste gambienne, interroge Bai Lowe, un ancien chauffeur, membre de la garde républicaine pendant 15 ans. « C’était en juillet 2005, nous avons été informés de la présence de personnes qui s’apprêtaient à attaquer la Gambie », raconte-t-il depuis son exil allemand. « Ces personnes ont été arrêtées et conduites dans les bureaux des services de renseignement avant d’être conduites à Kotou et séparées. Nous les avons ensuite amenés à Kanilai. Toumboul (le chef des Junglers, la milice du président) leur a dit : " nous allons vous tuer dans l’intérêt de la nation ". De Kanilai, un véhicule les a transportés jusqu’à Younor, un village du côté de la Casamance. Puis on les a emmenés deux par deux. Leurs visages ont été couverts d’un sac plastique noir. Ensuite, ils ont été fusillés un à un et leurs corps jetés dans un puits. C’est un grand puits qui se trouve entre le Sénégal et la Gambie et où les éleveurs peuls abreuvent leurs bétails. Ils ont tué et jeté 40 personnes dans ce puits cette nuit-là ». Ces propos valent alors à Bai Lowe l’habituelle sanction du régime : ses proches sont arrêtés. Détenus pendant plusieurs mois, ils sont depuis portés disparus.

Après 22 années de régime, émaillé d’arrestations arbitraires, de meurtres et de disparitions forcées, le départ de Yahya Jammeh, le 21 janvier 2017 marque un tournant dans l’histoire du pays. Pour autant, les langues peinent à se délier. Dans le cadre de cette affaire, nous avons cherché à rencontrer des protagonistes du régime. Assan Sarr, alors patron des forces armées, Gibriel Ngorr Secka, ancien agent de la NIA, les services de renseignement, Pa Amady Jallow, responsable de l’arrestation des migrants. Et bien d’autres… La plupart ont immédiatement décliné nos demandes d’interviews. Certains n’ont pas pu s’exprimer en raison de leurs fonctions actuelles. D’autres, en exil, ont hésité sans jamais donner suite.

Human Rights Watch et Trial International ont également essuyé de nombreux refus. Au mieux, des accords pour témoigner souvent sous couvert d’anonymat. Les deux ONG ont ainsi pu interroger une trentaine d'anciens responsables du gouvernement y compris une dizaine de personnes directement impliquées dans les évènements.

Leurs conclusions sont sans appel : « Ces migrants ghanéens et ouest-africains n’ont pas été assassinés par des éléments incontrôlés, mais bel et bien par un escadron de la mort militaire : les Junglers qui recevaient leurs ordres directement de Yahya Jammeh », explique Reed Brody, conseiller juridique à Human Rights Watch. Le gouvernement gambien les aurait fait exécuter croyant que c’étaient des mercenaires. L’enquête révèle également que les autorités ont fait disparaitre les preuves à l’approche de la mission des Nations unies et de la Cédéao. « Elles ont été détruites par des adjoints de Yahya Jammeh et d’après au moins une personne, sur les ordres de Yahya Jammeh. Le manifeste du bateau a été brûlé, un autre crée. Les archives des commissariats ont disparu. Ce qui est juridiquement très important, car il s'agit d'un cas de disparitions forcées, un crime qui continue jusqu'à ce que le sort de ces victimes soit élucidé » détaille Reed Brody.

Grâce à ces nouveaux éléments, l’affaire est donc relancée. Martin Kyere, les familles de disparus et des organisations ghanéennes de défense des droits humains appellent le gouvernement ghanéen à ouvrir une enquête et demandent le lancement de poursuites contre Yahyah Jammeh. C'est maintenant aux autorités ghanéennes d'en décider. Selon les deux ONG, cela pourrait déboucher sur une demande d'extradition de Jammeh au Ghana afin qu'il y soit traduit en justice.

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